CHAPITRE XVI

MUTANTS

Il n’existe pas une porte de la Chaldria, mais autant de portes qu’il y a de mondes peuplés par les humains. Peut-être même autant qu’il y a d’êtres humains. La Chaldria n’est pas destinée à l’usage des seuls griots mais à tous les hommes. Elle est apparue après les Grandes Guerres de la Dispersion pour permettre aux êtres humains de recréer un espace commun. Elle serait en quelque sorte le fruit du désir inconscient de l’humanité effrayée à l’idée de quitter le système d’origine et d’affronter l’immensité sidérale. Ce qui nous conduit à nous poser les questions suivantes : l’esprit humain peut-il exercer une influence sur la matière ? La Création serait-elle à l’écoute, au service des hommes et des autres êtres vivants ?

Les dernières avancées scientifiques tendraient à prouver que nous sommes de modestes accidents biologiques, une chaîne de coïncidences heureuses qui ont engendré et prolongé la vie. Eh bien, au risque de vous choquer, cette modestie ne me convient pas ! Et je m’appuierai sur la Chaldria pour étayer mon argumentation. Les griots nous rendent visite tous les deux siècles environ ; or les transcriptions de leurs paroles et de leurs conversations, précieusement gardées dans nos archives, nous apprennent qu’ils ont l’impression d’avoir espacé leurs visites de quelques semaines là où se sont écoulés deux cents ans. C’est dans cette différence de plans temporels que je décèle l’influence de l’esprit sur la matière. Comment pourrions-nous autrement expliquer ces déplacements en théorie impossibles ? Est-ce que l’univers ne transgresse pas lui-même ses propres règles pour s’adapter aux exigences de ceux qui le peuplent ? Est-ce qu’il n’est pas aussi souple et fluide que l’esprit de ses créatures ? Est-ce qu’il n’existe pas tout simplement parce que nous... croyons qu’il existe ?

En d’autres termes, voici que se lève la vieille lune, la question à laquelle nul n’a jamais trouvé de réponse : qui, de la matière ou de l’esprit, a engendré l’autre ? Vous avez deviné, je pense, auquel des deux camps, matérialiste ou spiritualiste, j’appartiens.

Elbor Al Mitalian,
De la nature de la Chaldria,
Kôlkan 2, ou deuxième monde du Kolk.

Dieux », souffla Marmat.

Il s’était levé à son tour après avoir glissé machinalement sa kharba dans un repli de sa toge. Les yeux exorbités, la bouche entrouverte, il se grattait le cuir chevelu sous le tarbouche qu’il tenait soulevé de l’autre main.

Les créatures surgissaient de la végétation brune par d’invisibles ouvertures et se resserraient autour des deux griots en un cercle infranchissable et bruyant. Impossible pour l’instant de lire leurs intentions sur leurs faces allongées, surmontées pour la plupart d’une poignée de poils blancs et rêches. Ni leurs yeux entièrement sombres ni leur allure dandinante ne confirmaient l’impression de férocité suscitée par les dents qui débordaient de leurs mâchoires et leur plissaient les lèvres. Ils auraient pu ressembler à des êtres humains si leurs jambes n’avaient pas été aussi longues, presque le double de leur tronc, et leurs bras aussi courts. Leurs doigts étirés, trois à chaque extrémité, s’achevaient en ongles saillants apparentés à des griffes. Ils se tenaient debout mais voûtés, la tête rentrée dans les épaules, comme s’ils avaient passé la majeure partie de leur existence dans une cage au plafond trop bas. On reconnaissait les femelles à leurs mamelles un peu plus claires que leur épiderme gris et rugueux, les mâles à leur torse presque creux, à l’appendice rugueux qui reposait sur leurs testicules hypertrophiés.

Ils se pressaient maintenant par centaines autour des griots. Leur chœur éveillait en Seke une tristesse profonde. Le malheur, la dégénérescence et la mort étaient inscrits dans les sons de leurs formes.

« Des mutants, murmura Marmat. Les habitants de Bordles m’avaient parlé d’eux la dernière fois que je suis passé. »

Seke n’entrevit aucune brèche, aucune possibilité de battre en retraite.

« Tu ne m’avais pas dit que la barrière entre les espèces était infranchissable ? demanda-t-il.

— Si, et c’est la raison pour laquelle je n’avais accordé aucun crédit à cette histoire. Je croyais que c’était un fantasme, une pure création de l’inconscient. Le temps m’a donné tort. Comment, comment des êtres aussi dissemblables que les hommes et les kkez ont-ils pu s’unir et engendrer ces... une postérité ? »

Les créatures des premiers rangs s’étaient arrêtées à quelques pas des griots. Au second plan, les panaches de geysers s’élevaient et s’affaissaient au-dessus des ruines en soulevant des colonnes hachées de fumée ocre. L’œil noir d’un cyclone s’était ouvert entre deux bancs de nuages scintillants. De ce monde, pourtant plus fécond que les étendues désertiques du Mitwan, émanait une impression suffocante de désolation, de malédiction.

« Ils... ils ont tué les hommes ? » demanda Seke.

Marmat Tchalé haussa les épaules avant de désigner les mutants d’un mouvement de menton.

« Eux seuls pourraient nous le dire, mais ont-ils gardé l’usage de la parole ?

— Que comptes-tu faire ?

— Chanter. Leur remémorer leur histoire. Essayer de les repiquer dans l’étoffe humaine.

— Ils n’en ont peut-être pas le désir... »

Marmat dévisagea son disciple avec un sourire amer.

« Possible. J’accomplis seulement mon devoir de griot. » Joignant le geste à la parole, il dégagea à nouveau sa kharba, la cala contre son ventre et posa l’extrémité de ses pouces sur les cordes.

L’œil du cyclone, là-haut, avait aspiré les bancs de nuages et triplé de volume, comme s’il avait l’intention d’avaler le ciel tout entier. Un sifflement assourdissant domina pendant quelques instants les grondements sourds des geysers et les premières notes de l’heptacorde de Marmat.

« Moi, Marmat Tchalé, du Cercle des griots, je viens du fond des âges pour vous porter le Verbe, frères d’Ez Kkez, je viens relier les fils qui tissent la grande étoffe humaine, oui, je suis le tisserand de l’âme humaine, je comble les vides creusés par le temps, j’exhume le passé, j’embellis le présent, je ménage l’avenir, tel est mon devoir, tel est mon honneur, telle est ma fierté. » Les mutants des premiers rangs reculèrent, saisis par la voix du griot. Seke décela de la terreur dans leurs yeux sombres et dans l’agitation continue de leurs membres supérieurs – des bras atrophiés ?

« Moi, Marmat Tchalé, je suis venu sur Ez Kkez, huitième monde du système d’Ez, en ami, en frère, j’ai traversé l’espace et le temps pour vous rendre visite avec un esprit d’amour et de paix. Le temps s’est écoulé depuis ma dernière visite, oh, les vides creusés par le temps ! Vos ancêtres avaient bâti une ville splendide à cet endroit, oh, la magnificence de Bordles ! Ils m’ont accueilli les bras ouverts, ils m’ont traité en frère de l’espace, en fils du ciel. Je les revois encore, rassemblés en haies colorées et joyeuses dans les rues, j’entends leurs clameurs enthousiastes, je trempe mes lèvres dans la coupe de l’eau de bienvenue, je serre dans mes bras les enfants qui m’apportent un peu de boue chaude et un serpent de vase, les symboles de la planète et de la cité, je bénis les couples sur le point de s’unir, je chante l’histoire d’Ez Kkez devant une assemblée immense et fervente, je raconte l’arrivée des premiers hommes à bord des grands vaisseaux. Ils étaient las de la guerre, ils avaient fui les combats, ils aspiraient à une existence paisible sur une terre vierge, ils voulaient croître à l’abri des haines et des divisions. Voilà ce qu’étaient tes ancêtres, peuple d’Ez Kkez, des hommes et des femmes à la poursuite de leur rêve, les piliers d’une civilisation de prospérité et de partage. »

Les créatures avaient cessé de s’agiter. L’œil du cyclone aérien s’ouvrait en grand sur le fond verdâtre du ciel et gobait les dernières traînes nuageuses qui disparaissaient dans un mouvement accéléré de spirale.

« Ils affrontèrent les colères de leur monde d’adoption, une ère qui resta dans les mémoires sous le nom des quarante plaies d’Ez Kkez. Ils périrent par milliers dans les éruptions volcaniques, dans les tempêtes de soufre, les tremblements de terre, les inondations de boue brûlante. Oui, ce monde où ils aspiraient à vivre en paix ne se donna pas à vos ancêtres sans exiger des sacrifices. Les mères pleurèrent leurs enfants, les enfants leurs parents, les épouses leurs maris, les époux leurs femmes, et c’est sur une terre encore imprégnée de leurs larmes et de leur sang que les survivants édifièrent la cité du bord de l’espérance, Bords de l’Espoir, Bordeles, Bordles. Moi, Marmat Tchalé, le guérisseur de mémoire, la voix de l’espace, je n’ai rien oublié de ces moments à la fois glorieux et tragiques, je n’ai rien oublié de cette période d’exaltation et de deuil, je n’ai rien oublié de la souffrance et de la fierté de vos ancêtres. »

Les créatures s’étaient remises à bouger et à bruisser comme des herbes secouées par le vent. L’œil du cyclone aérien crachait dans le ciel toute sa noirceur, toute sa fureur. Une bourrasque happa le tarbouche de Marmat qui ne parut même pas s’en apercevoir.

« Je n’ai pas oublié non plus la beauté de Bordles, la splendeur des jardins suspendus, l’élégance des bâtiments sur pilotis. La ville de vos ancêtres célébrait la pérennité et la puissance du génie humain, oh, la constance du génie humain ! Elle abritait une activité intense, elle résonnait des rires et des cris, elle croissait au rythme de sa population comme le ventre d’une femme enceinte, oui, comme le ventre d’une femme enceinte. À plusieurs reprises elle fut détruite, une fois par un cyclone aérien, une fois par un tremblement de terre, une fois par l’éruption simultanée de cent geysers, une fois par une vague de boue brûlante, mais toujours elle se releva de ses ruines. Ô dieux, qui aura un jour le talent de narrer l’ardeur et la vaillance des humains d’Ez Kkez ? »

Les bourrasques répandaient une terrible odeur de soufre. Un murmure s’amplifiait, qui estompait peu à peu le chœur des formes. Seke luttait contre les coups de boutoir du vent qui lui retroussaient sa tunique par-dessus la tête. Les plantes s’arrachaient du sol et se tendaient comme des mains implorantes vers l’œil écarquillé du cyclone.

« Puis il advint que les enfants humains d’Ez Kkez rencontrèrent ses autres enfants, les kkez, qui vivaient sur le continent de l’autre côté de Grande Bahille, la mer de boue chaude. Il advint que le choc de leur rencontre les entraîna dans une nouvelle et longue guerre où les deux camps se rendirent coup pour coup. Longtemps ils eurent peur les uns des autres, longtemps ils refusèrent d’adopter un langage commun, longtemps ils pensèrent que ce monde ne pouvait pas porter deux peuples, deux espèces, comme si une mère ne pouvait pas nourrir deux enfants, oh, la folie des enfants qui doutent de la générosité de leur... »

Un cri strident jaillit de l’assemblée des créatures et interrompit le chant de Marmat. D’autres hurlements, de plus en plus rapprochés, le tirèrent définitivement de sa transe.

« Qu’est-ce qui leur prend ? » demanda Seke.

Marmat posa sa kharba sur le muret, rabattit les pans de ses vêtements et, tout en tentant de les maintenir plaqués contre ses jambes, se concentra sur les hurlements des créatures.

« Ils essaient de nous parler. »

On pouvait effectivement discerner dans le tapage des mutants des associations de syllabes qui formaient des bribes de phrases. Un langage sommaire apparenté au terranz. Le ciel virait au noir, les plantes arrachées par le vent s’envolaient en cercles tourbillonnants, les bourrasques éparpillaient les gouttelettes brûlantes des geysers dont les panaches ébouriffés s’élevaient à plus de deux cents pas de hauteur.

Seke percevait d’autres présences sous ses pieds, des formes qui semblaient évoluer dans la terre. La toge de Marmat ne tenait plus que par un pan enroulé autour de son bras. Sa barbe crépue dansait comme une collerette instable sous son visage. Il rencontrait d’insurmontables difficultés à discipliner sa longue tunique bariolée qui se retroussait par à-coups sur ses jambes épaisses et chaussées de sandales.

« On dirait qu’ils prononcent un nom ! »

Seke avait dû s’époumoner pour dominer le vacarme. Marmat acquiesça d’un mouvement de tête.

« Thellion. Celui qu’ils appelaient le fondateur de la Mutation souveraine.

— Thellion, Thellion, mmtamorrrphozzz, parrradis, baïïee, morrrt, morrrt, hommmmm... »

Le charivari s’amplifia encore pendant quelques instants avant de s’interrompre subitement, comme vaincu par les hululements des rafales et les grondements des geysers. Deux créatures, deux mâles, se détachèrent du cercle et s’avancèrent vers les griots. De près, on distinguait nettement les ruines d’humanité sur leurs traits, la colère dans leurs grands yeux noirs, la maladresse dans leur dandinement, la méfiance et la peur dans leur attitude hostile. Ils portaient, suspendu à leur cou par un collier de tiges tressées, un pendentif de pierre vaguement sculpté qui représentait sans doute un animal. Le premier, à l’épiderme plus terne et rugueux, se frappa la poitrine avec deux de ses trois doigts et dit :

« Ankkkate, draak, mmmoi.

— Ankkkate, draak, mmmoi », répéta le second.

Marmat écarta les mains, les paumes levées vers le ciel, pour leur signifier qu’il ne comprenait pas. Le vent s’engouffra dans sa tunique et faillit le déséquilibrer. L’œil agrandi du cyclone aspirait des formes indéfinies, des éclats de rochers ou des plaques de terre.

« Thellion grrrrand, mmmutation », reprit celui des deux mutants qui paraissait le plus âgé.

Le reste de sa phrase se perdit dans une succession d’onomatopées, de raclements, de sifflements.

« Attendrrr griot parrrtirrr, ajouta l’autre. Dirrr griot : pas hommes nous, nnnonnon, nous mmmutants, nous êtrrr nouveaux, nous pas hommes, nnnonnon, nous kkez, parrrtirrr Ba’ïl, griot parrrtirrr, plus revenirrrr, jamais. »

Marmat s’inclina avec exagération pour leur montrer qu’il les avait entendus. Le vent exploita son mouvement pour lui passer sa tunique par-dessus la tête. L’espace d’un instant, il ne fut plus qu’un corps nu et sombre empêtré dans une étoffe récalcitrante, une silhouette aux gesticulations peu compatibles avec la dignité de sa fonction. Seke n’eut pas le réflexe de rattraper le rire qui s’échappa de ses lèvres. Le mutant plus âgé saisit son pendentif de pierre entre ses griffes et le leva à hauteur de son front. Un mouvement de sa mâchoire dégagea et allongea ses canines.

« Draak dirrr ankkkate cccom...plirrr volonté Thellion. Draak dirrr : griot mourrrirrrr. »

Une formidable clameur souligna son intervention.

« Draak dirrrr : hommes plus Ez Kkez ! Hommes mourr-rirrr ! Mourrrirrr ! »

Marmat parvint enfin à rabattre sa tunique, leva les bras pour réclamer le silence, mais son geste ne parvint pas à enrayer l’agressivité croissante de la multitude.

« Ils ne veulent rien savoir ! hurla Seke. Si la Chaldria ne nôus vient pas en aide...

— Elle ne se manifestera pas pour l’instant. Notre physiologie n’est pas prête à supporter un deuxième transfert.

— Si elle attend trop longtemps, il n’en restera pas grand-chose, de notre physiologie ! »

L’œil du cyclone aspirait les derniers rayons d’Ez. Une brume d’un gris soutenu avait supplanté les nuages enflammés et le vert sale du ciel, qui ressemblait à une nappe plissée et tirée par une invisible main.

Impossible d’ouvrir une brèche dans les rangs serrés des créatures, plus nombreuses et vigoureuses que les miséreux des bas-fonds d’Hernaculum. Seke n’envisagea pas d’autre issue que le cyclone aérien, même si la voracité avec laquelle il avalait les roches pour les recracher des lieues et des lieues plus loin ne laissait pratiquement aucun espoir de sortir vivant de sa gigantesque spirale. Des éclairs tombaient de la tourmente par vagues de cinq ou six, répartis sur toute la largeur du ciel, précédés de coups de tonnerre qui ébranlaient la terre.

Les deux mutants excitaient la multitude de la voix et du geste, associaient leur fureur au déchaînement des forces naturelles. Quelques-uns, mâles et femelles, brandissaient maintenant des pics transparents ou des pierres. Les plus jeunes, plus petits de taille, à la peau plus claire, trépignaient et lançaient des glapissements suraigus.

« Il faut tenir encore quelques instants ! cria Seke en pointant le bras sur l’œil du cyclone.

— Nous finirons en bouillie, là-dedans ! » protesta Marmat.

D’une grimace, Seke indiqua qu’il préférait courir la chance, aussi minime fût-elle, plutôt que d’être réduit en charpie par les mutants. Il lut du soulagement dans le regard de Marmat. Son maître ne serait pas fâché de se débarrasser du fardeau de la vie. La tristesse persistante de son chant et sa souffrance n’étaient pas seulement dues au contraste entre la fluidité des flots chaldriens et la pesanteur des mondes visités. Seke lui posa la main sur l’avant-bras et le fixa droit dans les yeux.

« Quoi qu’il arrive, je suis heureux d’avoir eu un maître tel que vous. »

Il avait prononcé ces quelques mots presque à voix basse, mais il vit, au large sourire qui éclaira son visage, que Marmat les avait entendus malgré le vacarme.

« Et moi, je rends grâce à la Chaldria de m’avoir donné un disciple tel que toi. »

Les mutants reprirent leur marche en avant et comblèrent en partie la distance qui les séparait des griots. Une première pierre atterrit aux pieds de Seke, puis une aiguille transparente lui frôla la joue. Des ombres s’envolèrent au second plan, des buissons ébouriffés qu’il prit un temps pour des silhouettes implorantes.

Seke s’aperçut alors qu’il avait été trompé par les perspectives. Le cyclone aérien s’abattait plus loin qu’il ne l’avait estimé. Les mutants n’accordaient aucune attention à la tempête : ils savaient sans doute qu’elle épargnerait Bord’z, qu’elle passerait au large ou se briserait sur une barrière naturelle.

Une pluie de pierres et d’aiguilles dégringola sur les deux griots. Ils se protégèrent comme ils le purent des bras et des mains. La vague les aurait submergés dans quelques instants, et la Chaldria les abandonnait à leur sort parce qu’elle ne pouvait pas transgresser ses propres lois, qu’elle choisissait de laisser mourir ses serviteurs plutôt que de les condamner à cette peine terrible qu’on appelait « l’errance perpétuelle ».

La pointe d’une aiguille se ficha au-dessus de l’arcade sourcilière de Seke. Étourdi, il tomba à genoux et tenta de juguler le sang qui s’écoulait de la plaie. Des pierres le frappèrent à la nuque, au dos, à la poitrine, le vidèrent de ses dernières forces, le couchèrent sur le sol. Il sentit ou crut sentir le corps de Mar-mat s’allonger contre le sien, devina ou crut deviner que son maître essayait de le protéger des projectiles, des griffes ou des dents des mutants. Le crâne lacéré par leurs cris, il fut encore traversé par les souvenirs de Danseur-dans-la-tempête, par la légèreté infinie de ses évolutions entre les tourbillons de sable, puis il eut la sensation d’un déplacement soudain, d’une chute vertigineuse, comme s’il était happé par les flots de la Chaldria.

A moins encore qu’il ne fût aspiré par la bouche de la mort.